Renaître ! dit-elle.
Oui, « ce n’est encore pas assez d’être né : il importe de se remettre au monde, et de l’aimer ».
Les entretiens de Stéphane Barsacq et d’Hélène Grimaud sont un élixir de délicatesse et un ravissement pour les yeux ; une réflexion intime et profonde sur la musique, la nature et le dépassement de soi.
Une vie dédiée à l’art et à la transformation
La pianiste nous livre, par touches transformatrices, les préceptes d’une générosité divine : une vie nourrie par la musique, les loups, la philosophie et la poésie. Elle accueille avec ferveur ce qui doit advenir : un abandon céleste à la métamorphose, à ce que l’âme réclame.
Elle nous initie aux rencontres, aux réflexions étymologiques et mythologiques qui pénètrent le langage musical. Elle nous invite à embrasser un seul et même processus : celui d’une attention totale, à chaque instant.
La musique, langage universel et incorruptible
Dans le livre, elle hisse la musique au rang d’incorruptible, tel un langage qui recèle la vérité de l’être, une expression qui résiste à l’oubli, à l’effacement.
Et pour cause, faire cadeau de la musique à l’Autre, n’est-ce pas saisir ce qui brûle au-delà d’un texte musical, transmuter le feu en un éclat tendre et sublimer l’écriture jusqu’à ce qu’elle devienne passage, renoncement, élan hors de l’abîme ?
Elle a appris, par l’imaginaire, à transcender le corps-à-corps piano/orchestre incandescent et luminescent, en un dialogue intense, presque charnel, où chaque note a la candeur et la fougue de l’enfance retrouvée.
Interpréter l’implicite, c’est savourer l’embrasement de deux mondes : des questions naïves aux réponses incertaines, des voix taquines aux silences voilés, des bruissements de désir qui éclatent entre deux corps, deux cordes.
Hélène Grimaud, à la fois soliste et partenaire, nous enseigne une chose : « Il n’y a plus qu’à jouer, elle est faite pour cela », mais que le partenaire-piano le sache : elle est musique, vagues furieuses, soleil mordant et eaux imprévisibles ; elle accueille tout, et il lui faudra apprendre à suivre ses fluctuations intrépides.
Une poétique exhalation féminine
J’aime penser qu’elle renaît comme une exhalation féminine, pleine et multiple, dont les contours échappent à toute réduction. Elle savoure intensément tout ce qu’elle touche, voit et goûte. Elle se fait louve, silhouette qui rôde, et refuse avec fermeté – portée par la fougue d’un instinct irrévocable – tout ce qui n’est pas digne de l’amour.
Elle s’autorise une confession voilée sur Martha Argerich. Celle-ci vivrait une ascension continue, moins sur une échelle morale qu’en s’élevant sans cesse vers la plénitude d’elle-même, répondant à l’appel d’une volupté spirituelle. N’est-ce pas, en vérité, d’Hélène, dont on parle ici ?
La maîtrise pianistique, entre mémoire, présent et devenir
Au fil des entretiens, elle laisse résonner trois volontés musicales :
• Ne pas se confondre dans l’ivresse d’une passion virtuose ;
• Offrir une échappatoire aux haines dissonantes et autres éclats qui ne nous appartiennent pas ;
• Soigner par le silence les ombres laissées derrière soi.
C’est aussi une ode à la trinité du présent, du devenir et de la mémoire, trois sources essentielles. Le présent nous offre de goûter l’instant, sans rien attendre de plus. Le devenir ouvre les portes du possible, pour peu qu’on le désire ardemment et qu’on y mette l’amour nécessaire. Enfin, la mémoire éclaire le chemin parcouru, le voyage.
Mais la trinité majestueuse exige parfois l’oubli impérieux, pour laisser place à la vie qui doit advenir, non plus celle qui serait dictée par des attentes, mais celle qui serait vécue. Aussi, la pianiste aspire à la béatitude d’être juste là parmi les autres, « dans l’accomplissement et la promesse de son existence », en laissant place à l’incertain, l’inexact et l’erreur.
Des références lumineuses
Hélène Grimaud puise dans des nourritures affectives exigeantes, mêlant philosophie, littérature et musique : de Schubert à Jacques Viret ; d’Hilary Hahn à Philippe Jaccottet ; de Claudio Abbado à Wittgenstein, et tant d’autres…
Elle ne renonce à aucune des âmes amies qui l’accompagnent dans sa quête. Ce serait un déchirement de n’élire qu’un seul loup pour l’extraire, avec douceur, de la nuit de toutes les violences, tant il faut la force d’une meute entière pour défier les ténèbres.
Vertige d’un voyage d’hiver
L’alchimiste, inéluctablement pianiste, interprète et poète, sous la plume inspirée de Barsacq, nous conjure, sous l’écho des mots de Cocteau, que les poètes ne meurent pas. Ils cèdent simplement la place à leur véritable personne. Ils sont donc aussi peu morts que possible.
Restons-en là, suspendus à la dernière touche littérale, symbolique, allégorique… ou prophétique d’une inexorable renaissance en cours.
Sophie Del Duca
- Barsacq, S., & Grimaud, H. (2023). Renaître. Albin Michel. https://www.albin-michel.fr/renaitre-9782226452580